COPIE DES MEMOIRES DE TANTE THERESE MOUTH

AVRIL 1916

 

Transcrites par Jean-Marie Willigens à partir du manuscrit communiqué par Paul Laprévote

 Eté/automne 1990.

L'orthographe et la ponctuation sont d'origine. Les passages en "Altdeutscher Schrift" figurent en italiques

 

 

 

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J'ai 71 ans et je ne suis pas capable d'écrire , mais puisque ma famille désire que je recueille mes souvenirs pour perpétuer la mémoire des mes vénérés parents je commence en parlant de mon père: Joseph-Christophe Willigens, né le 19 Déc 1808, on peut bien ajouter par hasard à Röschwoog en Alsace, car son père, chirurgien des armées napoléoniennes avait quitté son pays le duché de Trèves et sa femme l'avait probablement suivi; elle aussi était originaire du pays de Bade et s'appelait Brigitte Volmer-

 

 

 

Mon grand-père, Pierre Willigens, devait être un homme intelligent, aimant le vin et les cartes; après la campagne il s'était établi médecin dans son pays à Kirchberg (Hunsrück) où déjà son père avait exercé la médecine et avait encore eu une fille plus tard, Frau Thaenisch, morte très jeune, laissant 2 fils Charles et Felix.

De l'enfance de mon père je ne sais rien de plus, si ce n'est qu'à l'àge d'à peine 10 ans, une besace au dos, un bâton à la main, il fit à pied le voyage de Kirchberg à Rastadt pour commencer ses classes humanitaires.

 

 

Le lycée de Rastadt, muni d'un séminaire était à l'époque renommé pour ses fortes études . Les familles de la bourgeoisie prenaient volontiers des élèves en pension et le père fut placé chez de braves menuisiers. Il avait le travail facile, beaucoup de dispositions pour la musique et donnait même , quand on le désirait quelques leçons qui l'aidaient à vivre; c'est ainsi qu'il s'était lié d'amitié avec un garçon de sa classe, moins assidu, fils de l'avocat Franz Joseph de Kessel - Le jeune Alexandre de Kessel amena son nouvel ami à sa mère et bientôt Joseph Willigens eut une vie de famille et des affections qui devaient durer toute sa vie.

Les premières vacances le père les passa chez sa marraine: Mlle Baptiston, propriétaire à Port Louis près de Röschwoog, alors français et ses camarades l'enviant qu'il put franchir la frontière le taquinaient à cause de son plus grave défaut, sa passion de la pipe qu'il conservait jusqu'après 80 ans. Le français du Lycée de Rastadt se réduisait à dire: Mlle Baptiston pleurera et dira :Mon fils fumez, mon fils corrompez!

 

Pour les  grandes vacances, on combinait avec quelques camarades un itinéraire de route, menant à travers les campagnes; On s'arrêtait prudemment toujours aux mêmes auberges, l'hotelière devenait une amie des jeunes étudiants et leur gite et pitance ne leur coutaient guère. Le soir on éxécutait un peu de musique les gros bourgeois de l'endroit s'intéressaient à ces écoliers lorsqu'ils leur présentaient, comme mon père, d'élogieux certificats . Le dimanche, grâce à la musique, on était invité au presbytère et parfois le curé accentuait encore les adieux d'une pièce de monnaie, de sorte qu'il était arrivé que le petit voyageur rentrait chez lui plus riche qu'il n'en était parti.

Ainsi s'écoulèrent les années de gymnase. Puis vinrent les universitaires à Würzburg marquées dès le début par la mort du père Pierre Willigens . Notre pauvre étudiant fut réduit à chercher son entretien en donnant des leçons particulières, mais ses professeurs s'intéressèrent à lui et il reçut souvent des secours d'une façon anonyme .

C'était l'époque vers 1830 où la jeune Allemagne intellectuelle, idéale et pauvre prenait un élan vers l'unité germanique, combattue alors à outrance par les petits potentats indépendants et jaloux de leurs prérogatifs. On s'exagèra en haut lieu les tendances libérales de cette pauvre enthousiaste jeunesse et les membres de l'association "Burchenschaft" furent poursuivis avec la plus cruelle sévérité. En Prusse, Fritz Reuter et d'autres gémirent des dizaines d'années dans les prisons; mon père également membre de la Burchenschaft et démocrate de nature fut condamné à mort par contumace - Il venait en 1832 de terminer ses études , par le doctorat et s'était rendu en visite chez sa mère à Kirchberg avant de prendre une décision et de se fixer à un endroit déterminé, lorsqu'un soir le juge jeune et bienveillant de l'endroit lui glissa à l'oreille : Tâche de déguerpir au plus vite cette nuit même , car j'ai dans ma poche un mandat d'arrestation que je ne mettrai en vigueur qu'après ton passage à la frontière !

La Suisse, l'Amérique et surtout la France généreuse, libérale et hospitalière, offraient un asile et du pain aux éxilés . Le père trouva des amis à Strasbourg et des camarades bannis comme lui . Il reprit ses études, refit après deux ans un second Doctorat avec permission, à titre d'étranger de rédiger la thèse en latin et put enfin s'établir en Lorraine, faire venir sa fiancée Amélie de Kessel, se marier le 4 Juillet 1838 et fonder à Bitche la nombreuse famille dont je parlerai plus tard après avoir donné quelques détails sur ma chère maman et ses ascendants -

 

 

Ma bonne et chère maman s'appelait Emma, Louise, Sophie Frédérique Amélie de Kessel et cette série de noms que nous avions découverts dans l'acte de naissance fit dans notre enfance notre joie. Elle naquit à Carlsruhe Rastadt (Baden) le 27 Novembre 1813 comme neuvième enfant de Franz Joseph de Kessel et de son épouse Wilhelmine née Baronne de Rottenhoff .

Mes grands parents nés tous les deux en 1771 avaient subi dans leur carrière les contrecoups de la grande révolution française. Dans leur jeunesse les paysans payaient encore la dime aux nobles et dans ce fertile pays du Jagsthal à Boxberg près de Heilbronn la vie était facile. Mon grand père, comme fils unique fut envoyé avec un précepteur pour étudier le droit à Heidelberg. Il succéda très jeune à son Père et devint comme lui Amtmann. Plus tard les prérogatifs de la noblesse furent abolis et sans grande fortune, privés de leurs avantages, sans avoir appris à se plier aux circonstances, les parents de Kessel errèrent de Mannheim à Carlsruhe et échouèrent enfin à Rastadt où le grand père, pensionné par l'administration badoise, exerçait en qualité d'avocat. Sa façon de travailler devait être plus scientifique que lucrative. Il s'intéressa  vivement au procès Rohan "du  Collier de la Reine" ainsi que le prouvent des caisses remplies de documents et trouvées plus tard dans notre vieille maison (probablement anéantis depuis).

Un autre procès aussi malheureux comme résultat avait pris son temps, ses forces et son argent : c'était la Fable du Pot de terre contre le Pot de fer. - Je m'explique :

Un oncle de ma très noble et bien chère grand maman (car je l'ai encore connue et aimée.) le baron Jacob de Rottenhoff - avait mis sa fortune et était employé à Francfort s/l Mein dans l'administration postale de Thurn & Taxis, il mourut comme célibataire au moment où le gouvernement prenait en main les affaires postales. La famille réclama aux Thurn et Taxis leur part d'héritage ; ils furent envoyés pendant plus de 20 ans d'une juridiction à l'autre. Après notre gain de cause à Francfort la partie adverse entama le procès à Regensburg où les Thurn & Taxis étaient maitres et seigneurs (Chaque ville allemande avait à cette époque son Droit et ses Lois ainsi que sa Douane.

Enfin de guerre lasse le combat cessa faute d'argent et les Thurn & Taxis arrondirent d'autant leur immense patrimoine.

Mon grand père mourut très pauvre à l'àge de 70 ans, sans avoir connu ou appris le côté pratique de la vie, gentilhomme de vieille souche, démocrate d'instinct, bon et insouciant, rendant son entourage plus malheureux qu'il ne l'était lui même.

J'ai l'impression que ma grand mère était très intelligente. Elle avait eu 10 enfants dont 5 étaient morts en bas àge. Trois tantes, soeurs ainées de ma mère étaient nées en 1799 1800 et 1801, c'étaient tante Marie, tante Sophie et tante Fritzi,- un seul fils: Alexandre de Kessel était né en 1808. A cette époque l'enthousiasme pour le czar de Russie invitait les familles à choisir ce nom.

Tante Marie ainsi que ses soeurs avaient été forcées de gagner de très bonne heure sa leur vie et après des pérégrinations comme gouvernante, elle fonda un pensionnat jeunes filles et s'établit successivement d'abord à Rastadt, ensuite à Merseburg et enfin à Karlsruhe où elle resta jusqu'en 1850. Elle était très douée, très instruite, très idéaliste mais il me semble à présent qu'elle ne comprenait pas l'enfance. Elle avait le feu sacré de l'enseignement, ne voulait que le bien, mais elle était d'une sévérité outrée et si la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse" ses élèves devaient être des modèles de science et de vertu.

Du reste je n'ai connu tante Marie que très malade, alitée pendant de longues années, s'occupant malgré ses souffrances de notre éducation. Elle mourut en 1858 quelques mois après notre grand'maman.

Tante Sophie vivait à Nürenberg et ne venait que toutes les quelques années en visite chez les parents. Elle était calme et douce, aussi blonde que notre maman. Elle aidait de ses moyens partout où l'occasion s'en présentait.Cette occasion se présentait sans doute souvent dans ma famille, augmentant chaque année, avec un père regardant l'exercice de la médecine comme un sacerdoce, tenant peu compte du côté lucratif et réduisant ses besoins et ceux des siens au plus strict nécessaire

Tante Fritzi, la troisième des soeurs ainées de maman tient une grande place dans notre enfance. Elle était d'un dévouement et d'un esprit de sacrifice à toute épreuve. Elle adorait les touts petits, les amusait et les soignait avec une complète abnégation et une joyeuse, très spirituelle bonne humeur, mais elle était née pour le drame; la quiétude journalière pesait sur ses nerfs, accumulait des orages qui se déchargeaient et permanentes scènes, en continuelles réprimandes. Comme enfants nous fuyions sa présence, ayant toujours une vague mauvaise conscience; plus tard il y eut des alternatifs de confiance et de méfiance qui rendaient la pauvre femme malheureuse. Je le comprends à présent et je voudrais pouvoir le lui dire en amie, car elle méritait plus et mieux de son dévouement.

Notre chère maman ne ressemblait pas à ses soeurs. Elle était petite et grassouillette,  tandis que les trois autres étaient longues et sèches. Elle était douce, facile à vivre, noble de sentiments instinctivement, un peu phlegmatique, enfin douée des grâces particulières aux bonnes couveuses, aussi eut elle onze enfants - 6 garçons et 5 filles. Un petit garçon plus âgé que moi mourut d'une méningite à l'âge de 4 ans: elle en fut inconsolable. Jamais je n'ai entendu mes parents se plaindre de leur nombreuse famille ou des sacrifices qu'elle leur imposait. Les enfants étaient un présent céleste, le dernier comme le premier !

 

Bitche

 

Je ne décrirai pas Bitche, ce coin de la Lorraine où commencent les Vosges; cette forteresse n'était qu'un rocher dominant les routes qui menaient vers les frontières du Palatinat. Son histoire dans toutes ses péripéties est relatée dans le livre de mon neveu Adolphe Malye. Quand le hasard amena mon père dans ce pays la petite ville était encore entourée de forêts; le climat était rude et cependant un noyau de hauts fonctionnaires y séjournaient quelques généraux et autres officiers retraités y plantaient leur chaise; une garnison d'infanterie y mettait de l'animation. Le fort était commandé par un commandant de place, les travaux du génie par un capitaine du génie et un capitaine d'artillerie.

En 1848 le gouvernement jugea utile, surtout pour occuper la population, de fortifier la ville et de construire un petit fortin sur ce qu'on appelait le "Krähfelsen".

Vers 1849, nous étions déjà 6 enfants vivants de plus notre vieille grand'mère veuve vivait chez nous et les deux tantes Marie et Fritzi ayant renoncé à leur pensionnat désiraient s'établir près des parents. Vers cette époque donc mon père acheta une belle grande maison dont le souvenir fait encore ma joie. Elle était située au bout de la rue principale; les chambres de devant avaient le soleil de grand matin tandis que cour et jardin situés sur le rempart étaient inondés de chaleur dès l'après midi. Trois ou quatre marches de pierre menaient au rez de chaussées traversé par un large corridor au milieu duquel se dressait l'escalier, également en pierre menant au premier où se trouvait un grand salon et une série de belles chambres à coucher. C'était vraiment une maison de maitres avec d'épaisses murailles et un grenier garni de poutres gigantesques

Je me rappelle que mon petit frère plus agé de 28 mois, et moi nous déménageames nos jouets, et poupées; notre enthousiasme s'arrête surtout devant une petite habitation de modeste apparence, faisant suite à la buanderie entre cour et jardin. Il y avait une petite porte une espèce de fenêtre fermant d'un volet de bois et avec un peu d'adresse on pouvait grimper sur le toit et plonger dans le jardin très vaste du Collège qui faisait suite à notre propriété. Hélas quand nous voulûmes prendre avec nos jouets possession de notre petite maison, on nous déclara que plusieurs petits cochons allaient y établir plus utilement leur empire et notre grand frère, très taquin, se moqua longtemps de notre méprise, ce qui mettait le petit en grande fureur.  

Pour procurer à sa nombreuse famille une nourriture saine et convenable, le père se décida à acheter deux vaches, d'autant plus que de grandes écuries voutées formaient le sous-sol de la maison, et que pour la clientèle deux chevaux, une voiture et un domestique étaient indispensables

Nous étions pendant des années avec la grand-maman et les tantes 12 à 15 personnes à table, sans compter les visites du Dimanche et les invités pendant les vacances d'été. Le père était fier de la rallonge que le menuisier posait chaque année dans la table de la salle à manger. Malgré le nombre, le ménage n'était guère compliqué, le menu avec soupe, viande et légumes variait selon la saison. Le soir le repas se composait invariablement de pommes de terre, de lait caillé ou de fromage à la crème; parfois aussi d'une soupe au lait. - Le pot de lait se vendait deux sous et quatre lorsque la moitié en était crème. Notre manière de vivre était celle de la plupart des habitants presque tous pauvres et faisant de nécessité vertu - Je me rappelle quand en Août 1850 le 7e enfant une petite fille blanche et rose étrenna la nouvelle maison. Notre grand'maman et nos tantes s'occupaient des grands tandis que le tout petit appartenait exclusivement à notre mère qui ne vivait que pour nourrir et gâter son nourrisson. C'était l'époque où l'on promenait encore sa progéniture pour l'endormir; quelques uns de mes frères et soeurs - hélas pas moi- étaient musiciens d'instinct et quand notre maman d'une fine voix juste et claire entonnait une berceuse l'enfant que l'on promenait donnait le ton ou accompagnait:

"Stille, stille, kein Gewänn gemacht, Stille, stille immer still, weil mein Kindchen schlafen will etc.

Pendant près de 20 ans, de 1839 où naquit mon frère ainé jusqu'en 1857 où naquit le plus jeune, notre chère maman ne vécut que pour ses petits. Elle en avait presque la naïve candeur et sa tâche lui semblait belle et une conséquence naturelle du mariage. "Je m'étonne toujours, me disait-elle plus tard quand les gens s'extasient sur le nombre d'enfants; je n'ai jamais éprouvé le sentiment que l'un ou l'autre fut de trop". Ce qui facilitait la tâche de chacun c'était la simplicité de la vie et la grande dose de travail que notre infatigable père pouvait prendre sur lui. Pendant de longues années il fut nuit et jour en route; quand il rentrait une tasse de lait caillé ou une soupe au lait faisait  son ordinaire. Nous enfants nous le voyions si peu et il était si sobre de paroles qu'il nous inspirait un respect mêlé de crainte. Je crois qu'il y a peu de familles où le silence fut imposé comme règle générale comme chez nous. C'était dommage -, car le père très instruit, presque savant, excellent et de sentiments élevés, aurait pu nous diriger très sûrement, au lieu de nous laisser aveuglément tâtonner notre route. Heureusement que ce bon père atteignit l'âge de 89 ans et devint encore le véritable ami et conseil de ses grands enfants. 

Sous certains rapports nous jouissions comme enfants de grands privilèges. Le père avait deux voitures: une petite avec soufflet à un cheval pour les mauvais temps et un grand char à banc où la marmaille s'entassait à son aise, on ne comptait plus le nombre. Devant sur le siège à côté du père qui conduisait, tronait maman avec son tout petit - au fonds les grands avec une provision de vieux parapluies et de châles qui gardaient les noms des jours meilleurs

"Meine hochzeitschale, mein Bagdad à petites palmes, mein 4 double und mein tartan" étaient la réserve des soirs brumeux et des pluies d'orage. Ce qui jetait une ombre à notre joie c'est que notre père épargnait ses chevaux et qu'aux nombreuses montées il fallait quitter son trône  pour continuer l'excursion à pied. De très pauvres villages s'étageaient sur les routes ainsi Stockbronn ou Pfaffenberg où pendant des demies heures les mendiants suivaient la voiture en criant : Gehn on sou for Salzcafé!

 Que de fois nous fûmes toute la nichée déposée en forêt où nous pouvions courir à notre aise jusqu`au retour du père . Quand nous allions jusqu`à une auberge c'était une fête et une grande exception; souvent aussi pendant les vacances des enfants amis nous accompagnaient et le soir on chantait à tue tête "Les gueux, les gueux sont des gens heureux - ou bien "Je vois la Pologne meurtrie etc ou " La Marseillaise " - Sur le mauvais pavé de Bitche la voiture en rentrant faisait un train d'enfer . Sans que nous nous en doutions le père aimait s'entourer des siens, il attendait patiemment, pressé ou non, le fouet à la main, que notre pauvre maman, toujours en retard, toujours oubliant des choses indispensables, vint s'asseoir à ses côtés . Nous étions peut-être la seule famille bitchoise explorant les environs et entreprenant presque journellement des promenades plus ou moins longues. Le besoin de se mouvoir en plein air n'existait guère ailleurs , cependant chacun avait son jardin ordinairement encore en dehors de la ville et y cultivait fruits et légumes. Certaines spécialités comme des asperges venaient à merveille dans ce terrain sans cela ingrat et sablonneux, celles ci et les pommes de terre que je n'ai connu nulle part meilleures, formaient les plus belles récoltes.

Cette partie de la Lorraine, dite Lorraine allemande à cause de son proche voisinage avec la Bavière rhénane, se distinguait absolument comme caractère et habitants de l'Alsace C'était un petit monde aristocratique et réservé, une caste d'employés et de fonctionnaires sans rapports sociaux plus intimes ou même familiers .

Les visites aux grandes occasions se donnaient et se rendaient en apparat spécial et je vois encore ma Mère en robe de taffetas bleu rayé ou noir avec un châle en crêpe de chine blanc et une capote de soie garnie de petites groseilles Tout cela pour aller voir des personnes que l'on connaissait de fond en comble depuis vingt ans ! Nous autres enfants étions d'une simplicité qui de nos jours s'appellerait pauvreté. Ceci nous importait peu car les tantes nous inculquaient le peu de valeur des choses extérieures, mais ce que nous redoutions c'étaient les robes venant de notre bonne tante Sophie de Nuremberg avec le goût douteux et bigarré de l'Allemagne et c'était hélas des étoffes très résistantes passant de l'une à l'autre des fillettes.

Nos frères dès l'àge de 12 ou 13 ans quittaient la maison paternelle pour suivre à Metz ou à Strasbourg les cours du lycée; ils étaient consciencieux, avaient le travail facile et apportaient presque régulièrement les prix d'excellence. Alors commençaient pour nous l'Heureux temps des vacances où des plus grandes excursions étaient projetées. On partait de grand matin les garçons à pied, avec les amis; la jeunesse de Bitche les paniers de provisions et les enfants au fond du char à banc et l'on ne s'arrêtait qu'au voisinage de Waldeck, ou de  Falkenstein que l'on escaladait fièrement après s'être muni de casseroles et de lait chez les paysans de la vallée. Près des ruines on allumait un bon feu pour chauffer le café apporté dans des bouteilles: les provisions de pain, de viande etc étaient étalées sur le gazon, chacun avait livré sa part et avait droit au régal, interrompu seulement par les jeux et les chants. Les vieux arbres ont plus longue et meilleure mémoire que nous pauvres humains, ils gardent encore dans leur écorce maint nom que les canifs d'écoliers ont saigné il y a plus d'un demi-siècle.

Nos parents semblaient heureux de notre gaité et ne se plaignaient jamais lorsque le Dimanche après midi le nombre d'enfants s'agrandissait encore par le voisinage. Notre maman, sans avoir eu l'occasion de développer son talent, était bonne musicienne. Elle avait un répertoire inépuisable de danse qu'elle jouait par coeur et qui ont passé sans notes d'une génération féminine à l'autre. Je me rappelle la visite inattendue de Mr. le Curé nous trouvant en plein Quadrille des Lanciers, alors très en vogue " Allons. allons, mes enfants, vous faites bien, dit-il: cela vaut mieux que lorsque les jeunes gens fréquentent le dimanche les auberges "

Quand notre père était à la maison, il essayait un tour de valse avec ma soeur ainée qui dansait parfaitement. Il accentuait le rythme pour garder la véritable valse allemande et non celle à deux temps alors à la mode.

Ainsi s'écoulèrent des années avec des alternatives de soucis et de joies. Les garçons suivirent les cours universitaires et les Ecoles naturellement au prix de grands sacrifices, mais nous étions à la maison fiers de chaque succès. L'éducation des fils était facilitée en France où l'on protégeait l'expansion des familles nombreuses. Un père ayant plusieurs fils dont les facultés et le travail étaient satisfaisants obtenait facilement des bourses au Lycée et même les Ecoles Supérieures accordaient des avantages.

En 1855 nous eûmes la visite du frère unique de notre maman, le Dr med. Alexandre de Kessel, qui n'avait pas revu les siens depuis plus de 20 ans. Ce fut un grand évènement. L'oncle était bon et généreux; il m' acheta ma première belle robe lorsqu'un Dimanche je n'avais pu aller à la messe faute d'un vêtement convenable et je savoure encore mon bonheur après 60 années.

Pendant tout l'été l'oncle resta en famille; il était fixé en Grèce, avait suivi en 1832 le prince Otto de Bavière, élu roi des Héllènes et avait vécu successivement à Corinthe où un tremblement de terre détruisit toute sa propriété, à Nauplia et à Sparta. - Il avait fini par épouser une femme de couleur, fille d'un turc et d'une négresse qui n'apprit jamais ni à lire ni à écrire, ni un mot d'allemand.

Mais il la traitait avec tous les égards dus à son rang et quand notre blonde maman se parait d'un bonnet à rubans bleu ciel, il n'avait point de repos que son épouse n'ait la même parure.

Cette "tante noire" comme nous l'appelions était assez grande, très forte avec la démarche vacillante des nègres, leur tête plate et leurs cheveux crépus. Le nez et le visage n'étaient pas laids, plutôt type turc et elle-même, autant que nous pûmes en juger, n'était pas une méchante femme .

Notre oncle s'établit vers 1867 ou 68 à Bitche: les pauvres vieux souffrirent beaucoup de la guerre de 70. Il mourut d'une maladie de coeur en 81 tandis que sa femme vécut jusqu'en 88. Notre père la soignait et lui parlait grec. Nous en avions aussi tant bien que mal appris quelques phrases. Elle s'était convertie au culte catholique; cela l'amusait de se confesser, tandis que l'oncle qui servait d'interprète, protestait parfois et refusait son concours.

Quand je pense au temps passé et aux différents membres de notre famille, je me reporte plus volontiers vers 1853 lors de la première visite de notre oncle de Kessel.  ce fut le dernier été où vivait encore notre bonne grand maman, alors àgée de 84 ans et notre tante Marie déjà très malade mais d'une grande vivacité intellectuelle. La grande terrasse derrière la maison formait salon; le réséda y pullulait comme la mauvaise herbe et embaumait ainsi que la menthe, le thé de prédilection de notre grand'-mère.- Encore aujourd'hui je pense à elle lorsque les parfums de ces deux plantes me parviennent. Un vieil acacia du rempart jetait son ombre, ses branches et ses fleurs, moitié chez nous, moitié dans le jardin du Collège dont un mur assez élevé - mais non infranchissable prétendaient mes frères lorsqu'ils l'escaladaient pour échapper à des retenues- nous séparait.

Deux groupes daguerriotypés devaient immortaliser cette réunion de famille. L'artiste de Bitche Mr Hinglais horloger, bijoutier, mercier etc y consacrait tout son talent. Ce n'était pas une petite affaire de réunir grands et petits en toilette, par une clarté convenable, dans une pose avantageuse.

Hélas! j'avais précisément mal au pied à ce moment et j'étais munie de chaussons en toile, ce qui n'empêcha pas le brave père Hinglais de me trouver décorative et de me placer à côté de mon oncle, ma base très en vue ! Ma plus jeune soeur figure sur les bras de notre vieille Madeleine, le plus jeune frère n'était point né .    

Ce même automne à la Ste Catherine, la fête de Bitche, notre grandmère s'endormit et au printemps suivant tante Marie fut délivrée de ses souffrances. Elle était puriste jusqu'au dernier souffle. Quand peu d'heures avant sa mort un vicaire vint l'administrer, disant dans son patois lorrain: Sieh, Morjea scheen Fescht, s'Capulierfescht "

Elle soupira et dit à tante Fritzi: dieses fürchterliche Deutsch! bitte ihn, französisch zu sprechen !

Je pense que l'oreille de la pauvre fut blessée maintes fois par notre enfantin jargon.

Ces pays frontières offrent un singulier mélange de races, une tour de Babel comme language.-

Le Palatinat et les villages voisins livraient un certain contingent de mendiants, de savetiers, de bas peuple. Les fonctionnaires et militaires étaient par contre absolument français, de sorte qu'il résultait un grand mépris pour tout ce qui était allemand, et cette langue, au dire de mon père, était restée stationnaire depuis 200 ans dans son développement. Les écoles au lieu de contribuer au nivellement ou de protéger l'étude si facile et si avantageuse à l'enfance de deux langues, avaient complètement séparé les deux camps. Pour le pauvres existait la classe allemande, pour les familles françaises et aisées, le Pensionnat où l'on n'enseignait que le français. Les sermons étaient tenus en allemand et par une singulière anomalie qui devait être une preuve d'humilité chrétienne, les enfants de l'école française devaient suivre la dernière année avant la 1ère Communion, le catéchisme allemand, ne sachant ni lire ni écrire en cette langue. De plus les filles devaient cacher leurs cheveux sous un bonnet, et porter une pélerine. Vous pensez comme cet affublement faisait la joie des parents et des étrangers.  

 

Nous étions tenus à la maison de nous servir d'un language à peu près correct, nos père et mère parlant un bon allemand, mais l'occasion de l'apprendre grammaticalement nous manquait et je le déplore jusqu'à ce jour.

Quand les gens de la campagne arrivaient chez le médecin nous connaissions au "bonjour bonsoir "gute Morjen gute Novand lisamm,  au oui et non "goch et neeh" de quel village ils venaient. On ne demandait pas "prévenez simplement le père : il y a un homme de Schorbach ou de Lemberg etc.

Entre la cuisine et l'escalier menant à la cave au bout du corridor il y avait une vaste échelle très lourde, sur les gradins s'étalaient les chaussures de la famille que le domestique cirait de temps en temps. Les paysans passant s'extasiaient: diese massenlich viele Schuh ! dr. ach dokter !" Ja ja, criait le père. Kom dein Füßle werde ich arzen, nicht mich.!

Notre maison était ouverte presque jour et nuit à tout vent. Les clients les plus divers attendaient des heures dans la grande salle à manger où le grand et profond placard contenait l'argenterie. Je ne me rappelle pas que la moindre chose ait disparu et cependant que de pauvreté encore dans le pays ! En hiver les mendiants par troupe se tenaient dans le tambour séparant par une porte vitrée et une sonnette à patte de chevreuil la porte d'entrée du couloir. C'eut été une grave infraction de se servir de la cloche, par contre retentissaient, l'un criant plus fort que l'autre, le Pater et l'Ave Maria en allemand. Nous reconnaissions le monde à la psalmodie de certaines voix. Quand la vieille Madeleine, notre cordon bleu, était de mauvaise humeur ou occupée à une pâte dont elle ne voulait se détacher, elle criait de sa cuisine d'une voix perçante : Helf de Gott. Komm am Freitag ! et le mendiant trottait et revenait fidèlement- Je crois qu'à un certain niveau de culture ou plutôt d'inculture, une classe de vagabonds est à peu près heureuse; ils ne manquent parfois pas de gaieté naturelle et sont assez roués pour en battre monnaie: Par exemple ce mendiant arrêtant à 7 h du matin une voiture remplie de chasseurs; l'un d'eux, le notaire, lui disant : "Isch's erlabt so frih morjets bettle gehn ! et voulant l'écarter " Was, selb versteh ich besser. Was wissen denn die Herren, die Herren verstehen a Hundsfut vom Bettlegehen!" Grande hilarité et gros sous-

Un autre mendiant venant à la cuisine chez Madeleine la veille d'une noce. Celle-ci

"Jessas, Maria, ich han keen Zett, was kumsch ag girad hitt" -Le mendiant gravement. Sie wärd noch scheener, daß ich nit bi von hochziet wär, wo ich schon zwanzig Johr in dem hus bettel!-- Ses droits furent reconnus ! -

Chaque semaine Madeleine restait levée une nuit pour la cuisson du pain et quand nous lui donnions de bonnes paroles elle enfournait après le pain des piles de gâteaux surtout au temps des fruits. La pâte n'était pas précisément feuilletée, mais nous trouvions cela exquis et je crois bien que je me régalerais encore aujourd'hui.- Le matin, avant l'école l'un après l'autre arrivait: "Madeleine, min café. " Parfois ellle répondait: "Jetzt waartscht du. Swinch geht vor daß kann nit ender !" et elle soignait d'abord tendrement ses petits cochons.

Dans le peuple les familles avaient rarement leur vrai nom; 

ainsi une petite repasseuse que nous aimions beaucoup s'appelait Baenel Hut, mais son père était le Rot Franzehous. Notre menuisier s'appelait Müller; ils étaient trois frères de ce nom et commus comme "Iferdich Dummeldich et Hüngerich" Bien nommés tous trois, le premier aimant parler et gesticuler (vereiferedich) le second toujours affairé (dummeldich) et le troisième passait pour un peu serré c'était hungerich.

Déjà vers 1850 beaucoup de jeunes filles cherchaient fortune à Paris. Quand elles revenaient au pays les parents étaient très fiers de leurs belles robes "un a schal a chapeau un a wal (voile) c'était le comble de l'élégance, parfois d'origine plus que douteuse quand les filles étaient fraiches et jolies - et lorsqu'elles repartaient la jeunesse du faubourg demandait à les suivre

Les garçons étaient pris au service et recevaient là leur éducation plus ou moins française. Le frère de notre Madeleine avait fait trois congès en Algérie . Il était de petite taille et à la conscription avait joué du truc de rentrer encore sous lui-même de sorte qu'il fut libéré, l'année d'ensuite il se vendit 2000 frs en s'étirant, et successivement deux fois pour 7 ans. Enfin après 21 années de service il se retira sur ses terres avec une pension de sergent.

Pour les enfants et la jeunesse les distractions étaient clairsemées. Vers l'Epiphanie circulaient trois garçons, vêtus de chemises blanches, des couronnes de papier doré sur la tête.

L'un d'eux -der Schwarz- était teint de suie. Il portait une roue, ressemblant beaucoup aux dévidoirs que l'on voyait encore dans bien des familles où les rouets se mettaient l'hiver en activité.

Kaspar, Melchior et Balthasar circulaient en chantant aux portes et après chaque couplet donnaient un coup de pouce à l'étoile en bois tourné en criant : "der  Schtern, der Schtern soll runnergehen, mir müssen hut Avend noch weiter gehen ! mais pas avant d'avoir recueilli leur obole- De leur complainte je ne me rappelle plus que quelques bribes

"hier sind die drei Weisen aus'd Morgenland

"Wir geben uns alle die göttliche hand

"herodes schaut zum Fenster hinaus

"Ihr lieben drei Weisen wo wollt ihr naus

"Nach Bethlehem, der davidstadt

"Wo Christus der herr geboren ward

"Sie fanden daß Kindlein ganz nackig un bloß

"Maria hielt es auf ihrigem Schoß

"St Josef zog sein heimdelein aus

"Und sagte Maria: Mach Windelein daraus

Un souffle moyennageux passe dans cette complainte

A Paques, tandis que les cloches allaient à Rome, une vingtaine de garçons circulaient avec des crécelles et faisaient un tapage infernal. On comprenait: S'erschte Mal in die hochmeß, szwete und letscht ins Aave Puis le soir vers 8 heures: Nachtglook   ...Finale: des oeufs de Paques, des sous, du lard, qu'on recrutait le Samedi Saint. 

 

Les écoles primaires pour garçons étaient tenues par des chers frères appelés les Ignorantins leur système consistait comme du reste chez les Soeurs aussi, à faire apprendre par coeur, sans aucune explication du texte. 

 

Un signal posé sur la table de la chère Soeur à coté du livre, interrompait brusquement l'écolière lorsque le mot à mot était oublié même lorsque le sens de la phrase n'en avait point souffert. Cette méthode que l'on juge peut-être absurde de nos jours avait cependant son utilité: Elle épargnait beaucoup les maitres de classe, ne leur imposait pour ainsi dire qu'une activité mécanique et forçait l'enfant à exercer sa mémoire, à se plier aveuglément aux mots. La cire molle, que l'on compare au cerveau de la première jeunesse est très capable de garder ces impressions et ces exercices développent ses facultés. Quand mes propres enfants suivirent leurs classes j'ai parfois regretté que leur mémoire ne fut pas assez stylée pas forcée au travail. Il est évident que l'enfant ne comprenait pas toujours les leçons qu'il récitait, mais l'empreinte lui en restait et peu à peu dans son développement la lumière se faisait, lui livrait sans efforts la compréhension du texte appris en perroquet

Les examens étaient solennels aux fins d'années; mon père aussi faisait partie de la Commission des Ecoles primaires ainsi que le Curé et  les deux vicaires. Chez les Frères, Mr l'Abbé M. très conscient de sa dignité demande à un garçon de dix ans: Quel était le caractère du peuple français au 12 ème siècle ? Celui ci sans se troubler répond: Il avait de bonnes et de mauvaises qualités" La dessus l'interrogateur très satisfait répond: "Très bien, mon enfant, de bonnes et de mauvaises qualités " Une bonne note à tous deux !!!

Pendant cet examen le père ne put s'empêcher de jeter un regard ironique à tante Fritzi et celle ci eut toutes les peines du monde à garder son sérieux.

Comme je l'ai dit précédemment nos frères continuaient leurs classes à Metz ou Strasbourg et se préparaient ainsi aux hautes Ecoles, tandis que nous autres fillettes ne pouvions profiter du Pensionnat des Soeurs que jusqu'à l'age de 12 ans, après la première Communion.

Quelques leçons particulières de loin en loin un séjour de quelques mois dans une Institution ou un Couvent, des heures de couture, voici le léger bagage de notre actif à nous autres pauvres filles pour gagner notre vie. Mes trois soeurs (ainées) douées pour la musique profitaient de loin en loin d'une occasion pour prendre quelques leçons de piano.- Nous n'étions malheureusement que trop conscientes de notre peu de valeur et avec cela timides de nature en sorte que nos facultés étaient absolument paralysées - Il y a certainement depuis un demi siècle un grand revirement dans la façon d'élever les enfants . Nos tantes avec toute leur bonne volonté, ne se rendaient pas compte qu'il eut fallu nous encourager à sortir de nous mêmes, au lieu de nous maintenir dans une humilité qui empêchait tout développement individuel. Un certain phlegmatisme et une certaine nonchalance germanique, hérités de père et mère nous portaient aux rêvasseries infructueuses, quand il eût été nécessaire de nous imposer une rigoureuse activité, de nous donner enfin plus de confiance en nous-mêmes, plus de foi dans nos moyens, plus d'ambition pour notre avenir.

Nos frères, si doués, premiers sujets des lycées de France, ont été plus ou moins victimes des défauts de leurs caractères et de leur éducation. Ils étaient timides et dénués d'ambition; plus d'un a sombré malgré ses brillantes facultés. Nous les chérissions beaucoup , car ils étaient bons, faciles à vivre, dévoués à leurs familles, ne s'attribuant aucun mérite .      

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